Michel Voïta, l’obscure et éclatante beauté de Philippe Jaccottet
On sort ce soir applaudir à tout rompre un comédien-funambule d’exception : Michel Voïta. Le fil entrelacé sur lequel il marche comme dans un jardin de braises fraîches /sous leur abri de feuilles/
un charbon ardent sur la bouche/ jongle et psalmodie, en perpétuelle recherche d’équilibre, ce sont les mots du poète Philippe Jaccottet. Seul en scène, brièvement traversée par son régisseur Zacharie Heusler, le voici dans une chambre « caldérienne » (de Calder, le sculpteur américain), assemblage de formes composé d’un lit avec deux oreillers blancs, couverture grise, une lampe-livre posée sur une petite table, une horloge (numérique), un micro, un mobile. Pour tout dire : Quelque chose de flottant confusément dans ce fond, la halte d'une nuée, ou d'un brouillard heureux.
Dans ce spectacle protéiforme si troublant, si émouvant et toujours surprenant – l’angoisse du gardien de but au moment du pénalty – Michel Voïta alterne les registres : plus bas, plus sombres, plus flamboyants quand le ciel d’un bleu intense se déchire, méditation sur le sens de la vie, récit-rêverie choral et polyphonique tout à la fois qui arrache à son chant l’annonce d’un autre univers. Le bras s’élève, la main s’arrondit et palpe le vide (...) que l'âge rend plus méfiant à l'égard de l'invisible ; parce qu'on commence à voir le travail de la mort de plus près, autour de soi, et en soi. Et l'autre travail, s'il existe vraiment, d'abord il a toujours été sans preuves décisives, et surtout, on commence à se demander comment il pourrait échapper à la dégradation et à la ruine, l'esprit lui-même finissant tôt ou tard par s'affaiblir. C'est cette pensée qu'il faut essayer de soutenir pendant qu'on le peut encore.
Après beaucoup d’années qui, avec à Michel Voïta, ont fait du théâtre une fête sans cesse renouvelée, c’est précisément ce que soutient ce comédien que tout inspire : le bruit du temps, la place de la nostalgie et des jeux d’enfants, la pure transparence d’un éclat lointain qu’un rien n’enchante : la vue d’un verger, d’une pivoine ou d’un amandier, la neige froide de l’hiver.
Tout un monde s’incarne dans ce monologue qui révèle Philippe Jaccottet dans le travail obstiné de l’écriture, ode à la beauté. Et ce questionnement : est-ce que tout est saisissable, est-ce que tout est dicible ? Ce à quoi répond le poète : Quand on vieillit, le regard intérieur se fait myope. On rêve moins. On devient plus avide et plus avare. On vieillit quand on commence à se retourner.
Quelle émotion et quel bonheur que de partager ce retournement, ces mots plus vrais que d’autres qui éclairent le passage – inexorable - du temps.
Patrick Ferla